Réfutation du concept de droit de Hans Kelsen, par Drieu Godefridi

Selon Kelsen, la norme qui consacre l’arbitraire d’une autorité possède le plus haut degré de généralité juridique. Nous commençons par examiner la définition de la généralité normative chez Hans Kelsen (chapitre 1), en formulant notre thèse. Ensuite, nous examinons la question de savoir s’il est possible de déduire des normes individuelles de normes générales (chapitre 2), ce qui nous permettra de prendre en compte l’une des objections de Kelsen au concept de généralité proposé. Réfutation du concept de droit de Hans Kelsen, par Drieu Godefridi
pyramide des normes selon Hans Kelsen

Introduction

Réfutation du concept de droit de Hans Kelsen, par Drieu Godefridi. Refondateur de la théorie du droit à l’époque moderne, Hans Kelsen (1881-1973) s’est voulu le bâtisseur d’une théorie « pure » du droit. Dans le sens de: vierge de toute considération politique et morale. Au fil d’une carrière universitaire qui le mena de l’Autriche à l’université de Berkeley, Californie, en passant par l’Allemagne, Kelsen jalonne la réflexion théorique sur le droit de quelques-uns de ses monuments les plus stimulants et les plus aboutis. Ses deux ouvrages les plus ‘purement’ théoriques sont la séminale Reine Rechtslehre, publiée en en 1934, et Allgemeine Theorie der Normen, ouvrage publié à titre posthume en 1979. Comme une série de notes infrapaginales extrêmement fouillées et intellectuellement fécondes à la Rechtslehre.

Par sa rigueur et son originalité, par l’ampleur de son champ d’étude et sa persistance théorique, par sa capacité à prendre en compte et répondre à la plupart des critiques qui lui furent adressées — notamment à la faveur de polémiques avec cet autre théoricien du droit que fut Carl Schmitt — l’œuvre de Hans Kelsen structure la réflexion moderne sur le droit.

Kelsen prétend rendre compte du droit — de tout droit possible — comme d’une hiérarchie de normes[1]. Chaque norme puisant sa validité dans le respect des normes qui lui sont hiérarchiquement supérieures. Prise singulièrement, la norme est considérée comme un acte de volonté, plus précisément la signification d’un acte de volonté. Ainsi l’intelligence d’un système juridique particulier, et de tout système juridique appréhendé dans sa pure juridicité, sont-elles possibles, selon Kelsen, sans faire intervenir la moindre considération politique ni morale. De ce point de vue, la théorie du droit est pure quand elle est « purgée » de toute considération politique et morale.[2]

Deux critiques classiques du système de Kelsen

De nombreuses critiques furent adressées à ces velléités de pureté théorique et virginité morale,[3] à commencer par l’obligation de qualifier de juridiques les systèmes de régimes totalitaires tels l’Allemagne nazie et l’Union soviétique.[4] Kelsen assume cette conséquence de sa vision du droit.

Le concept de droit doit rendre compte du droit soviétique et national-socialiste

Ces critiques, de nature essentiellement morales, sont pleinement justiciables des objections de Kelsen et manquent leur objectif. La réflexion sur le droit ne se conçoit que soustraite à l’empire de la philosophie morale. Quand la réflexion sur le droit procède d’une conception particulière de la justice, elle n’est plus qu’une dérivation, en technique juridique, de cette conception et se trouve comme absorbée par la philosophie morale. Trop souvent, la réflexion sur le droit « moralise » son objet pour en exclure des droits qui lui déplaise. La même tendance au gerrymandering moral du droit se retrouve dans les traditions chrétienne,[5] libérale,[6] socialiste et positiviste.

Quel sens y a-t-il à nier, par exemple, que le droit soviétique, qui régit le comportement de dizaines de millions d’âmes pendant sept décennies, est du droit? Si le droit soviétique n’est pas du droit, lors qu’il était le seul en vigueur sur l’immense territoire soviétique, comment nommer cet ensemble de normes qui en tenait lieu? Doit-on considérer qu’un pays, un peuple, une communauté peuvent persister sept décennies durant sans droit?

Le problème de la Grundnorm

Autre critique récurrente du système kelsénien: un système juridique ne peut s’auto-fonder en validité. Il doit par nécessité reposer sur autre chose qu’une norme. Dans le sens où la norme ultime — la pointe de la pyramide normative ou Grundnorm, réelle ou fictive — ne peut, par définition, puiser sa validité dans une norme qui lui est supérieure.[7] Cette critique, de facture logique, est plus efficace que la précédente. Mais ne paraît pas déterminante, en cela que l’ensemble de l’édifice resterait valide, quand même sa fondation serait exogène.[8][9]

Dans la dernière partie du XXe siècle, les Prs. François Ost et Michel van de Kerchove ont montré que la plupart des systèmes juridiques s’ornent de boucles étranges qui dérogent à la structure pyramidale.[10] Quand un juge précise l’interprétation de la constitution, il rétroagit au sommet de la pyramide, car son interprétation s’impose à tous les acteurs du système juridique. On ne voit toutefois pas que ces enchevêtrements hiérarchiques, bien réels, réfutent la structure essentiellement pyramidale de tout système juridique. Il n’y a d’étrangeté que par référence à une structure — qui est celle de la pyramide. L’avantage reste, une fois encore, à Kelsen.

Le problème de la généralité

Le défaut de la cuirasse kelsénienne réside dans son concept de généralité. Selon Kelsen, la norme qui consacre l’arbitraire d’une autorité possède le plus haut degré de généralité juridique.

Nous commençons par examiner la définition de la généralité normative chez Hans Kelsen (chapitre 1), en formulant notre thèse. Ensuite, nous examinons la question de savoir s’il est possible de déduire des normes individuelles de normes générales (chapitre 2). Ce qui nous permettra de prendre en compte l’une des objections de Kelsen au concept de généralité proposé.

Chapitre 1. Thèse

On doit se comporter comme le prescrit une autorité donnée (…) représente le degré le plus élevé du caractère général d’une norme. Hans Kelsen, Allgemeine Theorie der Normen[11]

Bien que la réflexion sur le droit remonte aux Grecs — Aristote lui consacre des réflexions d’une étonnante actualité, dans les Politiques — on crédite Hans Kelsen d’avoir relancé la réflexion sur le droit au XXe siècle. À la faveur d’une théorie qui se voulait “pure” d’idéologie.

La norme comme signification d’un acte de volonté

Toute norme, selon Kelsen, est générale ou individuelle.[12] La norme est, dans les termes de Kelsen, la signification d’un acte de volonté. Norme et volonté sont indissolublement liées. La norme n’est pas seulement un énoncé, comme une proposition scientifique ou un constat, elle est l’expression d’une volonté. Plus précisément la signification — c’est-à-dire le contenu, qui s’autonomise de son émetteur au moment de l’énoncé — d’un acte de volonté. La norme est un devoir-être (en allemand, Sollen).

Dans l’une des notes de sa Théorie générale des normes, ouvrage publié à titre posthume qui contient le dernier état de sa pensée, Kelsen propose un tableau des différents degrés de généralité normative. Depuis la norme individuelle au sens strict — la plus particulière, concrète et immédiate — jusqu’à la norme la plus générale.

« Une norme est individuelle lorsque l’élément personnel et l’élément matériel du comportement sont posés comme obligatoires in concreto, c’est-à-dire comme constituant le comportement unique d’une seule personne individuellement déterminée, par exemple le commandement d’un père A adressé à un fils B: « Ferme cette fenêtre. » Toutes les autres normes sont des normes générales, mais le caractère général peut avoir différents degrés:

  1. Le père ordonne à ses fils B, C, D: « Maintenant, allez à l’école. » Nous avons là un nombre déterminé d’adressataires déterminés individuellement in concreto, un nombre déterminé de comportements uniques identiques.
  2. Un sous-officier adresse à vingt soldats alignés sur un rang le commandement suivant: « Que trois hommes sortent des rangs! » Nous avons affaire ici à un nombre déterminé d’adressataires de la norme individuellement non déterminés, donc déterminés in abstracto, trois comportements déterminés in concreto identiques.
  3. Le Pape commande à tous les catholiques d’adresser à Dieu en un jour déterminé, à une heure déterminée, une prière déterminée. Il s’agit là d’un nombre indéterminé mais limité d’adressataires de la norme déterminés in abstracto, un nombre indéterminé mais limité de comportements déterminés in concreto identiques.
  4. Tous les hommes doivent tenir les promesses qu’ils ont faites: c’est là un nombre indéterminé et illimité d’adressataires déterminés in abstracto, et un nombre indéterminé et illimité de comportements déterminés in abstracto identiques.
  5. Tous les hommes doivent se comporter comme Jésus le leur prescrit. Seule l’autorité qui pose la norme est déterminée in concreto, l’élément matériel des normes à observer n’est absolument pas déterminé: l’élément personnel est un nombre indéterminé, mais limité de sujets déterminés in abstracto.
  6. On doit se comporter comme le prescrit une autorité donnée: seule l’autorité qui pose la norme est déterminée in abstracto. L’élément matériel des normes à suivre n’est absolument pas déterminé ; l’élément personnel est un nombre indéterminé et illimité de sujets déterminés in abstracto. La norme 6 représente le degré le plus élevé du caractère général d’une norme. »[13]

Critère de démarcation

La définition d’un critère de démarcation entre normes générales et normes individuelles occupe les théoriciens du droit. Ce n’est pas une fatalité. On pourrait considérer que certaines normes sont clairement générales, d’autres incontestablement individuelles. Et qu’il existe une catégorie résiduelle de normes qui, par leur structure abstraite amalgamée d’éléments concrets, ne méritent pas d’être qualifiées de générales ou individuelles. De telles normes seraient dans les limbes d’un entre-deux assumé comme tel.

Est générale toute norme qui n’est pas individuelle (Kelsen)

Il est à noter que la pratique juridique brasse une masse de normes dont l’effectivité ne nécessite pas qu’on les qualifie de générales ou individuelles. Le fait qu’il s’agisse de normes valides suffit à assurer leur effectivité. Toutefois, on perçoit immédiatement ce que cette option aurait d’insatisfaisant sur le plan réflexif. En cela que si l’on propose de la généralité normative une définition, celle-ci doit permettre de créer, au moins par défaut, la catégorie des normes individuelles. Est individuelle toute norme qui n’est pas générale. Kelsen, on l’a vu, adopte cette technique, en inversant les termes. Est générale toute norme qui n’est pas individuelle. Ce qui est formellement correct et permet en effet d’envisager l’ensemble des normes sur le mode d’une summa divisio.

Les trois critères que mettent traditionnellement en œuvre les théoriciens du droit pour départager normes générales et normes individuelles sont la généralité des destinataires, l’abstraction de la situation visée et du commandement en tant que tel, la permanence de la norme.[14]

La suprême généralité selon Kelsen

Ainsi Kelsen considère-t-il que le quatrième degré le plus élevé de généralité correspond aux normes de type « Tous les hommes doivent tenir les promesses qu’ils ont faites »[15] Car il y a un nombre indéterminé et illimité de destinataires définis in abstracto, et un nombre indéterminé et illimité de comportements définis in abstracto. « Tous les hommes doivent se comporter comme Jésus le leur prescrit » définit le cinquième niveau de généralité, avant le stade suprême du sixième niveau.[16]

La prétention du tableau de Kelsen à rendre compte de toute norme, sur le mode de la summa divisio, son critère de démarcation (est générale toute norme qui n’est pas individuelle): rien de cela n’est de prime face contestable sur le plan formel. C’est d’ailleurs l’ensemble de ce tableau qui est incontestable. En cela que sa cohérence interne est sans reproche et s’inscrit de façon rationnelle dans la réflexion que déploie, telle une arabesque parfaitement maîtrisée, la Théorie générale des normes.

Critique

Reste à se demander si le concept de généralité normative forgé par Kelsen est le plus apte à rendre compte de son objet. Partons, pour les besoins de l’exposé, de la norme individuelle « Ferme la fenêtre », d’un père A à son fils B. Et du cinquième degré de généralité, que nous adaptons comme suit: « Tous les enfants doivent se comporter comme leur père le leur prescrit. » (On laisse de côté le sixième niveau, pour éviter les difficultés liées au statut de cette norme que Kelsen qualifie lui-même de fiction):

  • N1: « Ferme la fenêtre » est une norme individuelle ;
  • N2: « Tous les enfants doivent se comporter comme leur père le leur prescrit » est, selon Kelsen, une norme générale.

Le point de vue sémantique et de l’émetteur

Si l’on fait droit à l’indétermination des destinataires, à l’abstraction de la situation et du commandement, il ne fait aucun doute que N1 et N2 occupent, en effet, deux positions opposées dans le champ de la généralité normative. Cela est vrai du point de vue sémantique. L’ordre individuel de A à B (N1) se distingue radicalement de N2, qui est une norme générale à la fois par le nombre et l’indétermination de ses destinataires, l’abstraction des situations visées et l’indétermination des commandements qui lui feront suite.

C’est également exact du point de vue de l’émetteur de la norme. Comment nier qu’il existe un monde de différence, du point de vue de l’émetteur, entre un ordre proféré ici et maintenant, et une norme aussi générale et indéterminée que N2, qui est la marque d’un législateur?

Ce double point de vue, sémantique et de l’émetteur, est celui que revendique en effet Kelsen tout au long de sa théorie. Toutefois, qu’en est-il du point de vue du destinataire de la norme? En quoi ce point de vue est-il pertinent? C’est à ces deux questions, apparemment subsidiaires mais qui ouvrent un monde de perspectives, que nous allons tâcher de répondre.

Le point de vue du destinataire de la norme

Du point de vue du destinataire de la norme, il n’existe pas de normes générales contraignantes, seulement des normes individuelles. Ce qui est signifié est que, du point de vue du destinataire des normes, la contrainte normative ne s’actualise que par des normes individuelles, jamais par des normes générales. De l’injonction de l’agent de police posté au centre d’un carrefour au jugement d’un tribunal, du point de vue de la contrainte normative effective, le sujet de droit ne connaît que des normes individuelles.[17]

Cette thèse peut surprendre. Elle postule, d’abord, qu’un ordre normatif est un ordre de contrainte.  C’est la thèse de Kelsen,[18] c’est également la nôtre, donc nous ne la discuterons pas ici.

C’est seulement du point de vue de la contrainte normative — pour le dire autrement, de l’application effective de la norme — et du point de vue du sujet de droit, qu’il n’existe que des normes individuelles.

« Ferme la fenêtre » est une norme individuelle qui s’applique, dans l’exemple de Kelsen, au fils B. Ce caractère individuel, et strictement, de N1, est sans conteste. Mais qu’en est-il de N2, « Tous les enfants doivent se comporter comme leur père le leur prescrit »? Supposons que N2 s’inscrit dans le même ordre normatif que N1. Du point de vue du fils B, quelle différence entre N1 et N2? Elle est grande: la norme N1 s’applique à lui ici et maintenant. Tandis que N2 ne le concerne pas ici et maintenant.[19] De son point de vue, c’est-à-dire du point de vue des normes qui contraignent effectivement, ici et maintenant, son comportement, N2 est une non-entité. Tout au plus la promesse vague de possibles normes individuelles à venir, dont le contenu reste intégralement indéterminé.

En réalité, N2, comme toute norme qui n’est pas individuelle au sens strict de N1, est une collection de normes individuelles en puissance. N2 ne borne aucun comportement par elle-même (sur le mode de la contrainte) ; pour normer un comportement de façon effective, sur le mode de la contrainte, N2 devra s’actualiser dans des normes de type N1.

Discussion

Pourquoi prendre en compte le point de vue du destinataire de la norme? Pourquoi ne pas se limiter au double point de vue sémantique et de l’émetteur, privilégiés par Kelsen? Il y a certes une part discrétionnaire dans la prise en compte, ou non, du point de vue du destinataire.

Mais outre que cette prise en compte n’ôte rien à la réflexion, il faut souligner que l’objet de la norme est de normer. Or, c’est précisément de ce point de vue, qui est l’essence du fait normatif,[20] que la prise en compte du point de vue du destinataire s’impose. Ne pas le faire appauvrit, sans motif rationnel — cette considération vierge de toute notion morale — la réflexion sur la norme.[21]

Si, comme nous le soutenons, il n’existe, du point de vue du destinataire et de la contrainte normative, que des normes individuelles, alors la réflexion sur le concept de généralité doit être rouverte. En effet, du point de vue du destinataire et de la contrainte normative, il n’existe, dans le tableau de Kelsen, aucune norme, quel que soit son niveau de généralité, qui ne doive s’actualiser par des normes individuelles. (Sauf N1, qui est déjà un norme individuelle au sens strict et actuel).

On en vient à se demander si la prise en compte de ce point de vue du destinataire ne prive pas la question du critère de démarcation de pertinence.

Si vraiment il n’existe, du point de vue proposé (destinataire – contrainte actuelle), que des normes individuelles, comme imaginer un quelconque critère de démarcation? Cela ne revient-il pas à distinguer entre des normes individuelles actuelles et des normes individuelles différées?

D’autant mieux que, du point de vue du destinataire, il n’existe strictement aucune différence entre une norme individuelle et une autre norme individuelle, au moment de son actualisation. Alors?

Deux généralités

En vérité, du point de vue proposé, la différence ne gît pas dans la norme individuelle, mais dans la nature de la norme générale dont cette norme individuelle est issue. Du point de vue du destinataire, il existe, en effet, deux types de normes générales radicalement distincts et irrémédiablement hétérogènes — nous quittons définitivement le tableau de Kelsen. La norme générale dont le contenu de contrainte est prévisible, donc évitable, et la norme générale dont le contenu de contrainte est imprévisible, donc inévitable.[22]

L’importance de cette distinction ne saurait être surestimée ; elle est historiquement séminale du droit public occidental.

Psephisma et nomos

Au terme de la guerre contre Sparte, Athènes, vaincue, se donne un régime qu’elle veut aristocratique et légaliste sur le modèle de Sparte, qui dégénère aussitôt dans la tyrannie arbitraire. C’est le régime dit des Trente tyrans, qui mirent à mort, au gré de leur caprice, une fraction notable de la population athénienne. Les tyrans sont vaincus, la démocratie est rétablie. Toutefois, Athènes se souvient que c’est sous le régime de la démocratie radicale, donc arbitraire,[23] qu’elle a subjugué le bassin égéen, puis qu’elle a déclaré et perdu la guerre contre Sparte. Sous l’archontat d’Euclide, à la charnière des Ve et IVe siècles avant Jésus-Christ, des réformes furent mises en œuvre pour brider l’arbitraire démocratique.

Ces réformes « constitutionnalisent » le droit existant, le perchant hors de portée des majorités ordinaires. Et créent des mécanismes de contrôle normatif dont certains évoquent, préfigurent, parfois s’identifient à de très « modernes » contrôles de constitutionnalité des lois et de légalité des règlements.

L’ensemble de cet édifice institutionnel sophistiqué repose sur une distinction, désormais impérative, entre le psephisma, ou décret, qui est une norme individuelle, et le nomos, ou loi, qui est une norme générale. Aucun décret n’est valide qui ne respecte les lois en vigueur. Un décret qui attente aux lois est de nul effet.

Du point de vue du destinataire, la généralité s’oppose à l’arbitraire

Cet édifice n’a de sens que si l’on définit la généralité par opposition à l’arbitraire, ce que font expressément les Athéniens.[24] Par cette affirmation de la nécessaire conformité du psephisma individuel au nomos général, Athènes invente le droit public occidental.

De même qu’il s’agissait, par les réformes d’Euclide, de préserver le citoyen athénien des caprices du moment, fussent-ils majoritaires, c’est l’ensemble de la tradition dite constitutionnaliste qui est fondée sur l’exigence de soustraire le sujet de droit à la fantaisie du souverain. Rule of law, Rechtsstaat, état de droit: il s’agit d’exiger que le pouvoir ne s’exerce qu’en conformité avec des règles, ou normes générales, préexistant son intervention, notamment dans le champ pénal.

À quoi Kelsen répondrait sans doute que cette évocation historique est fort sympathique, vérace peut-être, mais que sa tâche de théoricien n’est pas de rendre compte de tel ou tel projet politique — ce qu’est le constitutionnalisme. Il s’agit, pour lui, de développer une science des normes, qui précisément soit aussi vierge que possible de scories idéologiques.

Les limites de la pureté dans l’étude du droit

Toutefois, ce rejet méthodique des motifs de la généralité dans l’histoire du droit montre que la volonté de « purifier » la théorie rencontre des limites, particulièrement dans le champ des sciences humaines (dont relève la théorie du droit et des normes).

Car c’est une chose de soutenir qu’une théorie pure du droit doit écarter le point de vue constitutionnaliste[25] comme toute idéologie particulière sur le droit, par exemple le marxisme. C’en est une autre de nier la pertinence de la prise en compte du point de vue du destinataire de la norme, au seul motif — on n’en aperçoit pas d’autre au fil de la théorie de Kelsen — que celui-ci constitue la pierre angulaire de la théorie constitutionnaliste.

Un concept du droit qui nie le point de vue du destinataire est vide de sens

Nous soutenons, au contraire, qu’aucune théorie du droit ne devrait faire l’économie du point de vue du destinataire de la norme.[26]

Ce qui revient à affirmer que le point de vue de Kelsen (sémantique-émetteur) n’est pas faux,[27] mais idéologique. En cela qu’il procède d’une soif et d’une illusion de pureté qui conduisent à méconnaître un aspect essentiel de son objet. On ne peut pas traiter la norme comme une substance chimique, ou un objet mathématique (i.e., en faisant abstraction de leur effet sur l’homme). La norme est une réalité humaine, dont la connaissance doit prendre en compte le point de vue de son destinataire, car c’est l’objet de la norme de normer son comportement.

Considérer le droit sans prendre en compte le point de vue du destinataire de la norme revient à considérer un outil sans tenir compte de son utilité. C’est, très rigoureusement, une négation de son objet d’étude.

Si l’on fait droit au point de vue du destinataire de la norme, le tableau normatif de Kelsen doit être relégué. En effet, les deux derniers degrés de généralité de Kelsen (les plus élevés) ne désignent pas des normes générales du point de vue de leurs destinataires — prévisibles donc évitables — mais leur antithèse. C’est-à-dire des collections, parfaitement imprévisibles donc inévitables, de normes individuelles en puissance. Ces normes sont arbitraires, en cela qu’elles se limitent à consacrer formellement l’arbitraire d’une autorité.[28]

Des degrés dans la généralité ?

Que penser de l’idée de degrés dans la généralité? Si l’on se préoccupe du point de vue du destinataire, la gradation dans la généralité paraît aussi inutile qu’artificielle. Une norme — i.e., son actualisation sur le mode de la contrainte — est prévisible ou ne l’est pas. Que le nombre de ses destinataires soit, ou non, limité. Et que la définition de son dispositif d’application comporte, ou pas, des éléments concrets. Seule importe la prévisibilité, donc l’évitabilité, de la contrainte qui lui est attachée.[29]

Définition proposée de la généralité normative

Reconnaissant l’importance objective du point de vue du destinataire de la norme, nous définissons comme générale la norme dont le sujet de droit est susceptible d’éviter l’actualisation sur le mode de la contrainte, par sa volonté propre.[30] [31]

Qu’une norme soit formellement individuelle ou générale — le tableau de Kelsen — est une considération sémantique qui, du point de vue de la théorie du droit, est accessoire.[32] Ainsi la définition kelsénienne de la norme individuelle paraît-elle formellement valide. Mais comment ne pas s’étonner qu’un jugement soit qualifié de norme générale, selon le premier degré kelsénien de généralité — la norme 2 de son tableau — au seul motif que l’on trouve au moins deux personnes en demande ou en défense[33]?

Dira-t-on de l’injonction d’un agent de police, posté sur un carrefour, qu’il s’agit d’une norme individuelle, quand elle s’adresse au conducteur d’un véhicule, mais d’une norme générale, dès lors qu’il y a deux personnes dans le véhicule? Ces interrogations montrent l’artificialité et le nominalisme du débat sémantique, car tout dépend du caractère plus ou moins restrictif de la définition de l’individualité dont on procède.[34]

La définition purement sémantique de Kelsen n’est pas erronée, elle est artificielle, « pure » de l’essence de la réalité considérée — la normation des comportements. En fin de compte, ce concept est d’une grande pureté en effet, mais cette pureté est celle de l’idéologie qui brutalise son objet d’étude.

Rôle et statut de la généralité dans le système kelsénien

Or, ce concept est le soleil du système kelsénien. Le concept de la généralité si parfaitement défini par la Théorie générale ne l’est pas par hasard ou par accident, au détour d’une note infrapaginale. Le concept kelsénien de la généralité est d’une parfaite cohérence et continuité depuis la Théorie pure jusqu’à la Théorie générale.

La meilleure illustration en est la Grundnorm qui, dans sa version ultime — dernière édition de la théorie pure et de la théorie générale — est une fiction disant: « Vous devez vous comporter comme le commande le système juridique » — ce qui correpond mot pour mot au plus haut degré de généralité défini par la Théorie générale.

L’identification, par Kelsen, de la généralité et de l’arbitraire est le substrat conceptuel et l’apothéose structurelle de son système théorique.

Procédons à l’examen d’une objection, dans la théorie de Kelsen, à ce qui précède. L’idée qu’il est, selon Kelsen, impossible de déduire une norme individuelle d’une norme générale. Si cela est vrai, alors l’opposition de la généralité et de l’arbitraire est dénuée de sens.

Réfutation du concept de droit de Hans Kelsen: suite.

Chapitre 2. Objection

Dans la Théorie générale des normes, Kelsen soutient qu’il est intellectuellement — logiquement — impossible de déduire une norme individuelle d’une norme générale.[35]

Cette thèse surprenante, si elle était avérée, priverait de validité la distinction entre arbitraire et généralité, qui repose précisément sur la possibilité de prévoir quelles normes de contrainte individuelle sont susceptibles d’être prises sur la foi de normes générales (générales du point de vue destinataire-contrainte).

être et devoir-être

Kelsen s’est montré soucieux, tout au long de son œuvre, de la distinction entre l’être et le devoir-être.[36] À juste titre, car l’on admet, depuis David Hume, que l’être et le devoir-être sont deux registres logiques distincts et que c’est une erreur de raisonnement de prétendre déduire la norme de l’être. Ou, pour le dire autrement, de prétendre conclure de l’être, au devoir-être.[37]

Ainsi Kelsen explique-t-il que le jugement, qui est une norme individuelle, ne saurait être déduit de la loi (norme générale) et des faits de la cause.[38]

Si l’on se représente le raisonnement du juge comme un syllogisme — dont la majeure serait la loi, la mineure constituée des faits de la cause, et la conclusion la norme individuelle du jugement — il apparaît, selon Kelsen, qu’il est logiquement impossible de déduire la norme individuelle de prémisses qui comportent, certes, une norme (même registre logique), mais aussi de l’être (registre logiquement distinct).

Plus fondamentalement, et s’éloignant de l’acte de juger au sens strict, Kelsen affirme l’impossibilité de déduire une norme individuelle d’une norme générale,[39] indépendamment des faits de la cause.

En effet, explique-t-il, la norme individuelle est la signification d’un acte de volonté. Or, Kelsen soutient que cet acte de volonté normative, s’il peut s’instruire et s’inspirer de différents facteurs — tels la loi — ne peut naître que de lui-même, et non être dérivé, ou déduit, d’un autre acte de volonté (celui du législateur, posant la norme générale).[40]

D’évidence, cette thèse s’appuie sur une conception particulière de la volonté. Kelsen estime que le législateur, s’il a certes voulu la norme générale, ne peut pas vouloir son application à tel cas particulier, car « on ne peut pas vouloir ce dont on ne sait rien »[41].

« on ne peut pas admettre que le législateur veut que Dupuis, qui a causé la mort de Lelièvre par un coup de feu, doive être emprisonné à perpétuité car on ne peut admettre que le législateur sait que Dupuis causera la mort de Lelièvre par un coup de feu. On ne peut vouloir que ce que l’on sait. »[42]

Cette notion restrictive de la volonté est au cœur de la négation, par Kelsen, de la possibilité de déduire la norme individuelle du jugement de la norme générale de la loi. Il convient d’en montrer le caractère erroné si l’on veut soutenir la déductibilité de la norme individuelle de la norme générale.

Que veut le législateur ?

Commençons par relever que Kelsen, en un sens, a raison: par définition, le législateur n’est pas à même de connaître les faits de telle cause, a fortiori au moment de formuler la norme générale, ni les faits d’aucune des causes auxquelles sa loi s’appliquera.

De ce point de vue, en effet, le législateur n’est pas en mesure de vouloir que Dupuis soit condamné à la réclusion à perpétuité pour l’assassinat, mardi 13 janvier sur l’île Saint-Louis, de Lelièvre. Et c’est pour suppléer à cette absence de volonté du législateur, qui ne s’exprime pas dans un cas d’espèce, qu’intervient une autre volonté, celle du juge, pour « dire le droit » dans le cas d’espèce.

Toutefois, le raisonnement de Kelsen est problématique. Nul n’a jamais soutenu que le législateur était en mesure de connaître Lelièvre et Dupuis, ni de vouloir la condamnation de Dupuis.

Napoléon, qui présida en personne aux travaux qui donnèrent naissance à la synthèse civiliste qui porte son nom, n’est certes pas en mesure de “vouloir” que nos contemporains se paient telle ou telle somme, ni de vouloir quoi que ce soit depuis son sarcophage des Invalides. Le seul énoncé de cette hypothèse en montre l’absurdité.[43]

Mais de quel vouloir parle-t-on? Sommes-nous condamnés à faire l’hypothèse d’un législateur omniscient, en forme de démon de Laplace,[44] pour que la proposition selon laquelle “la loi veut la condamnation de Dupuis pour le meurtre, mardi à Paris, etc.” fasse sens?

Que veut, en somme, le législateur? Que Dupuis soit condamné? Le législateur veut-il des cas particuliers? N’est-il pas évident que le vouloir du législateur ne concerne que et s’épuise dans les caractères juridiquement pertinents des situations qui entrent dans le champ d’application de sa norme? Il n’y aurait guère de sens, du reste, à faire l’hypothèse d’un législateur qui ne voudrait pas l’application de sa norme aux cas qui rentrent dans son champ.

Ne veut-on que le présent?

Tout se passe comme s’il n’y avait, pour Kelsen, de volonté qu’au présent. Outre que cela priverait de sens le fait même de poser une norme générale — même au sens kelsénien — qui, par hypothèse, concerne le futur, cette notion restrictive de la volonté entraîne un cortège de conséquences logiques difficilement soutenables.

Relevons, par exemple, que si le juge est certes en mesure de vouloir que Marc paie 100 euros à Sylvie, l’exécution forcée de ce jugement n’est pas de son ressort.

Si Marc reste en défaut de payer, des mesures d’exécution forcée du jugement le condamnant seront prises: saisie de ses biens par huissier, vente forcée, etc. Ces mesures sont autant de nouvelles normes individuelles de contrainte distinctes de la norme individuelle du jugement.

Or, si le juge a bien pu vouloir que Marc paie 100 à Sylvie, il n’a certes pas pu “connaître” ou “savoir”, comme dit Kelsen, que tel meuble appartenant à Marc serait saisi à tel endroit à telle heure, vendu à tel endroit à telle heure, etc.

Soutiendra-t-on, pour autant, que le juge non seulement ne voulait pas, mais qu’il n’a pas pu vouloir l’exécution de sa sentence? Tout cela n’a guère de sens et ressemble à un jeu de langage consistant à soutenir envers et contre tout les conséquences d’une définition arbitrairement restrictive de la volonté.[45] [46]

Reste que la norme générale ne s’applique pas toute seule. Elle ne peut s’actualiser que par l’intermédiaire d’une norme individuelle, qui est en effet la signification de l’acte d’une autre volonté. Celle du juge. Il ne faudrait pas, ayant réhabilité la volonté du législateur, nier celle du juge. La norme du jugement est l’incarnation de deux volontés, l’une différée, parce que générale et abstraite — celle du législateur —l’autre immédiate: celle du juge.

Mais alors, comment comprendre le rapport de l’acte de volonté du juge, dont la norme individuelle est la signification, à l’acte de volonté du législateur[47], dont la norme générale est la signification?

Aspect cognitif et aspect normatif (volitif) de l’acte de juger

En distinguant les deux aspects de la fonction de juger: l’aspect cognitif — connaître les faits, identifier le droit applicable — et l’aspect normatif.

Sur le versant cognitif, qui est l’essentiel de sa fonction, ne serait-ce que du point de vue du temps et des ressources intellectuelles qu’il y consacre, le juge prend connaissance des faits de la cause. Il les traduit dans les catégories du droit, recherche et identifie les normes juridiquement pertinentes, applique enfin ces normes aux faits. Vient ensuite, et seulement, la formulation de la norme individuelle du jugement: “Par ces motifs, condamne Marc à verser 100 euros à Sylvie”.[48]

La formulation de la norme individuelle, même si elle incarne l’acte de juger, n’est qu’un aspect somme toute subalterne de la fonction de juger.

L’essentiel de la fonction de juger réside dans le travail cognitif du juge. Or, c’est précisément au niveau cognitif que se loge la dérivation de la norme individuelle. Que la loi soit une norme générale, un devoir-être, n’empêche nullement que le juge puisse la traiter, pour les besoins de son raisonnement, comme un simple énoncé, un constat, un jugement de fait:

« La loi exige qu’un assassin soit condamné à la réclusion » est un énoncé (qui n’est pas un devoir-être)

« Dupuis a assassiné Lelièvre » est un énoncé (qui n’est pas un devoir-être)

« La loi exige que Dupuis soit condamnée à la réclusion » est un énoncé (qui n’est pas un devoir-être)

Il n’y a pas de norme à proprement parler dans ce raisonnement, qui est une succession de constats, d’énoncés, dont le déroulé s’effectue dans l’esprit du juge. La conclusion de ce raisonnement n’est pas une norme individuelle au sens normatif[49].  Elle n’est pas le jugement. Elle ne deviendra la norme individuelle du jugement que lorsque le juge, estimant que son travail de connaissance est achevé, accomplira l’acte de juger au sens strict: « Par ces motifs, » etc.

Kelsen distingue les deux aspects, cognitif et normatif, de la fonction de juger.[50] Il va jusqu’à concéder qu’une norme individuelle puisse être « implicite »[51] et « contenue »[52] dans une norme générale. Mais il refuse l’idée que la norme individuelle soit déduite de la norme générale, ou de l’aspect cognitif de la fonction de juger. Au motif qu’on ne peut déduire un devoir-être d’un être, et qu’un devoir-être ne peut se fonder qu’en lui-même.

« Un acte de pensée peut être lié à un acte de volonté, et il l’est en règle générale dans la mesure où si quelqu’un veut quelque chose, il doit nécessairement savoir ce qu’il veut. Mais cet acte de pensée est antérieur à l’acte de volonté, n’est pas identique à lui ni implicite en lui. »[53]

La reconnaissance comme norme individuelle déduite d’une norme générale

Si la norme du jugement n’est pas déduite de la loi, d’où procède-t-elle? Selon Kelsen, « poser la norme juridique individuelle (…) présuppose la reconnaissance de la norme générale à appliquer de la part du tribunal qui est compétent pour l’appliquer. »[54]

La reconnaissance, que Kelsen situe logiquement dans la volonté du juge, serait le motif de l’application éventuelle, par celui-ci, de la norme générale au cas singulier.[55] Dit autrement, Kelsen distingue trois aspects: le constat de fait et de droit, le reconnaissance du droit applicable, le jugement. La reconnaissance relevant tout entière de la volonté du juge donc du jugement dont il serait la prémisse en volonté.

On est en droit de se demander si ce critère, ce « sas » de la reconnaissance de la loi par le tribunal, change néanmoins quoi que ce soit.

Soit la reconnaissance est le fruit du caprice du tribunal — qui a choisi de reconnaître comme il aurait pu choisir de ne pas reconnaître la norme générale. Conçoit-on qu’un ordre normatif soit tout entier suspendu au caprice, chaque fois réitéré, de l’ensemble de ses tribunaux[56]?

Soit cette reconnaissance est elle-même le fruit d’une norme individuelle — « nous devons appliquer la loi au cas » — que le tribunal[57] déduit, dans son cas, de la norme générale « les lois doivent être appliquées » ou son équivalent (qui serait par exemple inscrite dans la constitution de l’ordre normatif considéré).

Ce qui, on le constate, est le type même de déduction dont Kelsen conteste la possibilité et qui, du reste, ne fait qu’ajouter au raisonnement une étape dont on ne perçoit pas l’utilité.[58]

Le problème n’est pas sans évoquer la glande pinéale de Descartes. Ayant posé dans les Méditations métaphysiques l’hétérogénéité absolue de l’esprit et de la matière, Descartes dut expliquer l’interaction de ces deux réalités. Pressé de préciser ce point, dont on ne peut nier le caractère crucial, Descartes finit par formuler, dans sa correspondance, l’hypothèse de la glande pinéale, censée réaliser l’interaction entre le corps et l’esprit. Toutefois, cette réponse ne résout rien, en cela qu’elle n’explique pas l’interaction. Soit la glande pinéale est purement matérielle, ce qui n’explique rien, soit l’interaction se réalise au sein de cette glande, et tout reste à expliquer.

Ayant montré que l’hypothèse de la reconnaissance ne faisait que déplacer le problème sans en changer la nature, il nous reste néanmoins à expliquer pourquoi le tribunal décide en effet d’appliquer la loi, plutôt que sa fantaisie.

Le moment schmittien de l’acte de juger

Au terme du travail intellectuel de déduction de la norme individuelle du sein de la norme générale — que Kelsen conteste, et que nous soutenons — le juge pourrait choisir de formuler une autre norme individuelle, voire de renoncer d’emblée au travail intellectuel pour appliquer son caprice.

Car il existe bel et bien un moment décisionniste, schmittien pour ainsi dire, en tout cas sartrien,[59] dans la formulation de la norme individuelle. Sur ce point, Kelsen a raison, et même c’est un truisme.

Pourquoi les juges et tribunaux appliquent-ils le droit — à commencer par l’obligation légale qui leur est faite d’appliquer le droit — au lieu d’y substituer leur caprice? Au moment de la formulation de leur jugement, rien ni personne ne peut les empêcher de recopier un passage de la Bible ou d’Albert Camus ni de chanter la Traviata au lieu de « dire le droit ». 

Cette question n’est qu’un aspect de la question plus large: pourquoi le destinataire d’une norme la respecte-t-il? Parce que la norme est partie intégrante d’un ordre de contrainte. En d’autres termes, le destinataire d’une norme la respecte par crainte de la contrainte. Laquelle offre différentes facettes (amende, prison, réprimande, dommages-intérêts, perte d’un droit, dommage à la réputation, mépris, crainte de la réformation en appel, sanction disciplinaire, etc.). Il faut, sur ce point, arrêter l’investigation, en concédant le caractère général et psychologique[60] de son terme.

Quoi qu’il en soit, nous avons établi qu’une norme individuelle, sous la forme d’un énoncé, est déductible d’une norme générale, considérée comme un énoncé, et qu’aucun ordre de droit ne se conçoit si cette vérité conceptuelle n’est pas reconnue.

Le concept kelsénien de généralité est d’une grande constance, de la théorie pure jusqu’à la théorie générale. La déductibilité de la NI depuis la NG est, en revanche, rejetée dans la TG aussi fortement qu’elle était affirmée dans la TP. L’évolution de Kelsen ne pouvait pas être plus radicale. Tout ce qu’il écrit dans la TP sur le travail du juge, nous pouvons le reprendre tel quel à notre compte. Il décrit nettement la déduction de la norme individuelle, par le juge, depuis la norme générale (même s’il ne distingue pas suffisamment, dans la TP, les aspects cognitif et normatif de la fonction de juger). La question à examiner n’est pas cette évolution en tant que telle ; il serait absurde d’en faire grief à Kelsen. La question est de savoir laquelle de ces deux thèses est la mieux conciliable avec le système kelsénien.

Rien, dans sa définition de la généralité, n’obligeait Kelsen à soutenir la non-déductibilité de la norme individuelle. Même dans son sens le plus élevé, on doit déduire de la norme générale kelsénienne — prise comme énoncé ­— à tout le moins une norme individuelle d’habilitation. Selon la norme N, il me revient moi juge, moi autorité quelconque, d’émettre une norme individuelle.

Pour conclure: Réfutation du concept de droit de Hans Kelsen

« N’importe quel contenu peut être de droit. »[61] On a beaucoup reproché à Kelsen cette phrase tirée de la Théorie pure du droit, car elle fait litière de la « juridicisation » de n’importe quel contenu juridique, fût-il national-socialiste ou stalinien. Toutefois, cette critique, mille fois ressassée[62] et réputée identifier la « faiblesse » du positivisme juridique, passe à côté de l’essentiel.

D’abord parce que la théorie du droit n’a pas à se soucier — sur ce point, notre accord avec Kelsen est parfait — de la valeur morale des normes dont elle rend compte. Ensuite parce que la faiblesse de la théorie de Kelsen n’est pas morale mais toute formelle (conceptuelle). Et que, loin de se confiner à la seule « pointe » problématique de la fondation en validité de la Grundnorm, elle imprègne l’ensemble de son système.

La négation du point de vue du sujet est la source du problème

En rangeant sous le vocable de « normes générales » toutes les normes sauf celles qui sont individuelles dans le sens le plus restrictif défini par la Théorie générale des normes — « Toi, fais ça! » — Kelsen se montre cohérent avec la volonté revendiquée dès la Théorie pure du droit de prendre congé de ce qu’il appelle « l’attitude subjectiviste » sur le droit. Consistant à penser le droit par ses effets sur les sujets de droit. Ce point de vue subjectiviste, qu’il présente comme celui des jurisconsultes romains, du capitalisme et des avocats, est, selon Kelsen, idéologique et doit être dissout par la théorie pure du droit.

Toutefois, cette détermination à extirper le point de vue subjectiviste sur le droit conduit Kelsen à définir la norme générale en tenant compte du seul point de vue de l’émetteur de la norme, éradiquant celui de son destinataire. Est générale toute norme qui n’est pas strictement individuelle, en ce compris la norme qui se limite à consacrer l’arbitraire d’une autorité. Mieux: la norme la plus parfaitement arbitraire définit, selon Kelsen, la norme la plus parfaitement générale.

Ce paradoxe, que l’on décrira plus exactement comme une aberration conceptuelle, méconnaît la différence objective (du point de vue de la science des normes) entre une norme dont l’actualisation contraignante est évitable par son destinataire — à l’instar d’une clôture électrifiée — et une norme dont l’actualisation contraignante n’est pas évitable. À l’image d’une pique à bestiaux dont le porteur use à son gré.

Cette différence objective de nature entre deux types de normes peut certes être balayée d’un revers de la main sans que cette décision ne soit fausse en tant que telle. Mais dans le champ d’une discipline, la théorie du droit, dont l’objet même — Kelsen dixit — est l’étude des normes, de la normation, en tant qu’ordre de la conduite humaine, sa méconnaissance est sans motif.[63]

Cette négation est subversive de tout le système kelsénien

Nous avons constaté que Kelsen usait lui-même régulièrement du vocable de « norme générale » dans un sens qui exclut, sémantiquement, sa définition de la généralité.

Plus fondamentalement, la réduction de la généralité à l’arbitraire est subversive de l’édifice théorique kelsénien, jusque et y compris les concepts de hiérarchie[64] et pyramide[65] des normes.

Une pyramide de normes dont chaque niveau se limiterait à valider n’importe quelle expression de volonté du niveau inférieur est aisément concevable.[66] La constitution se limiterait à instituer en loi tout ce que le législateur désigne comme tel, la loi ferait de même avec le pouvoir exécutif, etc.

En telle sorte que nous aurions à la fois la pyramide normative la plus générale, et la plus parfaitement arbitraire.

Toutefois, cette pureté « générale » est nécessairement exclusive de toute idée de hiérarchie, pyramide ou structure quelconque. Car, si l’autorité finalement instituée, à la base de la pyramide, peut faire de sa volonté — par hypothèse, n’importe quelle figure de sa volonté — la norme en vigueur, qui l’empêchera de revoir, au gré de sa fantaisie et à n’importe quel moment, la distribution des rôles (des niveaux) au sein de la pyramide[67]?

 L’identification de la généralité à l’arbitraire est exclusive de l’idée d’ordre juridique.

Sachant qu’il en va de même de chacun des étages de la pyramide, il n’y a pas et ne peut y avoir de pyramide ni aucun ordre quand la généralité est identifiée à l’arbitraire. Seulement un improbable étagement de volontés pures qui s’enchâsseront en cercles, formes diverses ou guerres ouvertes au fil des humeurs de chacun. Dans une folle sarabande que, par hypothèse, rien n’y personne ne pourra transcender en droit donc arrêter. L’identification de la généralité à l’arbitraire est exclusive de l’idée d’ordre juridique.

Si la norme la plus arbitraire est la norme la plus générale, les concepts de pyramide et hiérarchie des normes sont dénués de sens — non pas problématiques: inexistants. Et le droit se réduit sensu stricto à la figure d’un despote — au sens formel, non moral, de loi vivante — dont le caprice pulvérise en permanence toute idée de hiérarchie quelconque. En sorte que la « pyramide » kelsénienne censée rendre compte de la structure la plus pure du droit, réchauffe en son sein un état de nature. Lequel pulvérisera la pyramide dès qu’on passe de la théorie à la praxis.

La théorie du jugement de Kelsen est une théorie de la volonté pure

L’assertion, par Kelsen, qu’il est impossible de déduire une norme individuelle d’une norme générale — soutenue dans la TGN contre la TPD — procède mêmement de sa définition très particulière — non fausse, mais comme amputée, et par des motifs purement idéologiques — de la volonté.

Du motif que l’auteur de la norme générale n’a pu « vouloir » que telle ou telle personne particulière soit condamnée in concreto, et de ce qu’un devoir-être ne peut être déduit de ce qui est (vrai), Kelsen déduit (sic) qu’aucune norme individuelle ne peut être déduite d’une norme générale.

La norme individuelle, si l’on suit Kelsen, naît exclusivement et tout entière dans le puits obscur de la volonté de l’autorité qui l’énonce. Puisant son jugement non dans le droit, mais dans sa volonté — exclusivement dans sa volonté — le juge kelsénien est un démiurge, un électron libre de toute attache, fût-elle juridique, une volonté pure et parfaite. La théorie du jugement de Kelsen est une théorie de la volonté pure.

Nous avons montré que cette théorie repose sur une axiomatique erronée, car une norme peut être considérée comme un énoncé (ce que reconnaît Kelsen, y compris dans la Théorie générale)[68]. Et, comme énoncé, une norme individuelle est pleinement déductible — dans le sens le plus élémentaire qui doit être concédé pour que le mot déduire ait un sens —  d’une norme générale. C’est à ce travail que se livrent, de toute éternité, juges et juridictions, avant d’accomplir l’acte de juger proprement dit, qui consiste à transmuter l’énoncé[69] déduit en norme: « Pas ces motifs, jugeons. »

Si la norme individuelle du jugement est toujours, partout et en totalité — par sa nature même — étrangère au droit général, alors il n’y a pas de droit, seulement une pâle nuée de mots inertes parsemée de trous noirs — les juges ! — brassant et broyant l’idée même de droit.

Le système du père du positivisme juridique moderne n’est pas « problématique » ou « moralement contestable »: il est faux.

En bref:

  1. Kelsen identifie le plus haut degré de généralité normative à l’arbitraire;
  2. Cette identification, qui n’est pas fausse en elle-même, fait violence à l’objet de la science du droit tel que défini par Kelsen;
  3. Kelsen use constamment du concept de généralité normative dans un sens exclusif de sa propre définition, aussi bien dans la TPD que la TGN;
  4. L’identification kelsénienne de la généralité à l’arbitraire est exclusive de la notion d’ordre juridique telle que définie par Kelsen, dans chacune de ses composantes (pyramide, hiérarchie): ces deux concepts, tous deux structurants du système kelsénien, ne peuvent être réconciliés;
  5. L’identification kelsénienne de la généralité à l’arbitraire est exclusive de toute définition de l’ordre juridique qui n’identifie pas celui-ci à une volonté pure (un enchâssement de volontés pures), soit la négation même du concept « ordre » dans son sens non seulement juridique mais élémentaire. Le despotisme est un désordre: Bertrand de Jouvenel.

Chacune de ces propositions est structurellement réfutable.

Hypothèse conclusive (non démontrée par ce qui précède): la soif de pureté théorique, négatrice de son objet et destructrice de son système, que nous constatons au long de la magistrale geste théorique kelsénienne, procède-t-elle de l’hybris abstractif de son auteur, d’une vision idéologique préalable, ou des deux?

Drieu Godefridi, 2023, citer comme: D. Godefridi, « Réfutation du concept de droit de Hans Kelsen », institut Cogito, mars 2023, https://www.cogitobelgium.com/refutation-du-concept-de-droit-de-hans-kelsen-par-drieu-godefridi/

Bibliographie sélective

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Aristote, Les Politiques, trad. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 1993

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Kelsen, H.

— « Rechtsstaat und Staatsrecht », Österreichische Rundschau, vol. XXXVI, 1913

Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996

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Laplace, P.-S. — Essai philosophique sur les probabilités, Paris, Bachelier, 1814

Pauer-Studer, H. — « Kelsen’s Legal Positivism and the Challenge of Nazi Law », European Philosophy of Science – Philosophy of Science in Europe and the Viennese Heritage, volume 17, Vienna Circle Institute Yearbook, 2014, 223-240

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Tur, R. HS — « The Alternative Character of the Legal Norm: Kelsen as Defeasibilist? », Kelsen Revisited, New Essays on the Pure Theory of Law, éd. Luis D. d’Almeida, John Gardner et Leslie Green, Oxford et Portland, Hart, 2013

Yang, K. — « The Rise of Legal Positivism in Germany: a Prelude to Nazi arbitrariness? », Western Australian Jurist 3, Zetzel, J.E.G. (ed.), 1999, 245–257.

[1] Hans Kelsen, Théorie pure du droit (ci-après, TPD), Bruylant et L.G.D.J., 1999 (Reine Rechtslehre, Vienne, 1934 et 1960), 224s. et Théorie générale des normes (ci-après, TGN), Paris, PUF, 1996 (1979, posthume), 346s.

[2] TPD, 65s.

[3] Dans les termes éloquents et génériques du théoricien américain du droit Lon Fuller: « Jurisprudence should start with justice. I place this preference not on exhortatory grounds, but on a belief that until one has wrestled with the problem of justice one cannot truly understand the other issues of jurisprudence. Kelsen, for example, excludes justice from his studies (of practical law) because it is an ‘irrational ideal’ and therefore ‘not subject to cognition.’ The whole structure of his theory derives from that exclusion. The meaning of his theory can therefore be understood only when we have subjected to critical scrutiny its keystone of negation. » in « The place and uses of jurisprudence in the law school curriculum », Journal of Legal Education, 1948-1949, 1, p. 496.

[4] Jean-René Binet, Droit et progrès scientifique, Paris, PUF, 2015, chapitre 2 ; Herlinde Pauer-Studer, « Kelsen’s Legal Positivism and the Challenge of Nazi Law », European Philosophy of Science – Philosophy of Science in Europe and the Viennese Heritage, volume 17, Vienna Circle Institute Yearbook, 2014, 223-240 ; Kenny Yang, « The Rise of Legal Positivism in Germany: a Prelude to Nazi arbitrariness? », The Western Australian Jurist , vol 3, 2012, 245-257 ; Frank Haldemann, « Gustav Radbruch vs. Hans Kelsen: A Debate on Nazi Law », Ratio Juris, vol. 18, No. 2, juin 2005, 162–178.

[5] Le iusnaturalisme chrétien prétend discerner le droit dans la nature, en tant que celle-ci est le reflet du logos divin. Voy. Saint-Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ: Human law originally sprang from nature (91.3) ; la loi humaine doit se conformer à la loi naturelle par le truchement de la raison; cette loi naturelle participe elle-même de ce l’Aquinate nomme la “loi éternelle”, reflet du logos divin en ce bas monde (Summa Theologiæ, 91.1).

[6] Le iusnaturalisme libéral prétend discerner le droit, à tout le moins des droits fondamentaux, dans la nature de l’homme en tant que tel. Voy. par exemple les deux traités du gouvernement civil de John Locke, Baruch Spinoza ou Samuel von Pufendorf (De iure naturae et gentium). Bien que positiviste dans sa préconisation, Thomas Hobbes soutient que l’homme possède des droits en tant qu’homme, dès l’état de nature (Leviathan). La même prétention “naturalisante” se retrouve dans la forme contemporaine du “libertarianisme”, chez des auteurs tels Murray Rothbard. Friedrich Hayek offre une intéressante tentative de dépassement de cette forme du iusnaturalisme qu’il qualifie de naïve en soutenant que si l’homme veut atteindre certains objectifs, alors s’impose à lui une certaine structure de droit, composite de rule of law et de séparation des pouvoirs (voy. The Constitution of Liberty, 1960). Contrairement à la plupart des tenants du iusnaturalisme libéral, F. Hayek assume la subjectivité “wéberienne” des valeurs qui fondent sa démarche.

[7] Il existe une vaste littérature discutant l’hypothèse kelsénienne de la Grundnorm; on consultera notamment Joseph Raz, “Kelsen’s Theory of the Basic Norm”, The authority of law: Essays on law and morality, Clarendon Press, 1979; J. W. Harris, « When and Why Does the Grundnorm Change? « , Cambridge Law Journal, vol. 29, n° 1 (Avril 1971), 103-133 ; Graham Hugues, « Validity and the Basic Norm”, California Law Review, 59, 695, 1971 ; Dhananjai Shivakumar, « The Pure Theory as Ideal Type: Defending Kelsen on the Basis of Weberian Methodology », Yale Law Journal, 105, 1996.

[8] Kelsen prend partiellement en compte cette critique dans la deuxième édition de sa Théorie pure, 194s., en expliquant que la Grundnorm n’est pas posée mais doit être supposée et que par conséquent « le fondement de sa validité ne peut plus faire l’objet d’une question. » (sic) Cela paraît le type même de ce que Karl Popper décrivait dans sa Logik der Forschung  — publiée la même année que la première édition de la Reine Rechtslehre, en 1934 — comme « hypothèse ad hoc » visant à sauvegarder une théorie en péril. La même « supposition » est discutée dans la Théorie générale (références ci-dessous), 343s. qui en aggrave l’artificialité, la caractérisant comme une fiction qui « contredit la réalité » et qui est « contradictoire en soi ».

[9] Dit autrement, le problème réside dans l’absoluité de la définition kelsénienne de la validité juridique. Si d’absolu son concept de validité est pris comme relatif (intrasystémique) — aucun système d’aucune sorte ne pouvant jamais rendre compte de lui-même par lui-même — le problème disparaît. Comment le droit pourrait-il prétendre à l’auto-fondation en validité quand même les mathématiques doivent concéder des axiomes non démontrables?

[10] Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1987 et De la pyramide au réseau? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2002.

[11] Op. Cit.

[12] Hans Kelsen, TPD, 80 et TGN, 9. On ne peut qu’abonder dans le sens de Kelsen lorsqu’il dénonce l’illusion de la « doctrine traditionnelle », selon laquelle le droit ne se composerait que de normes générales, les jugements n’ayant qu’une valeur déclarative (TPD, 239). Que la doctrine ait quitté cette illusion, pour reconnaître au jugement la qualité de norme (individuelle) à part entière, est un progrès qui n’est pas étranger à l’influence de Kelsen, notamment à la rigueur analytique de sa distinction entre être et devoir-être. Hugues, op. cit., 695.

[13] Kelsen, TGN, 376, note 10, emphase finale ajoutée. Cette analytique de la généralité est cohérente avec la définition donnée en TPD, 245: « Les normes générales ne sont jamais qu’un cadre à l’intérieur duquel les normes individuelles doivent être créées. Seulement, ce cadre peut être plus étroit ou plus large. Il atteint la largeur maximum lorsque la norme générale positive ne contient que l’habilitation à créer la norme individuelle, sans déterminer par avance son contenu. », italiques ajoutés.

[14] Jeremy Bentham, Of Laws in General, Londres, The Athlone Press, 1970, 76 ; François Ost, Sade et la loi, Paris, Odile Jacob, 2005, 274.

[15] Dont offre un cas d’espèce l’article 1134 des codes civils belge et français: “Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi.”

[16] À noter que le sixième et plus élevé degré de généralité normative correspond, selon Kelsen, à celui de la norme fondamentale (Grundnorm). Tout système juridique repose nécessairement sur une Grundnorm, qui est une fiction (Kelsen, TGN, 339s. et 376).

[17] Quid lorsque le sujet de droit adapte son comportement à la norme générale, précisément pour ne pas subir la contrainte? Niera-t-on que, dans cette hypothèse, la norme générale a « borné » ou « normé » son comportement sans l’intervention d’une norme individuelle? D’une norme individuelle de contrainte étatique, certes. Toutefois, une norme générale ne peut jamais s’actualiser, fût-ce sur le mode de l’autocensure, que par le truchement d’une norme individuelle.

[18] Kelsen, TPD, 36, 41s., 64, 220, 259 ; TGN, 28.

[19] N2 prise seule. Si du fait de N2, le fils s’oblige ici et maintenant, c’est-à-dire s’il actualise N2 dans une norme individuelle — « étant donné N2, je suis obligé ici et maintenant de fermer la fenêtre »  — alors il est obligé. Pas par N2: par une norme individuelle qui actualise N2 sur le mode de la contrainte — fût-elle auto-générée. Une norme générale ne s’actualise jamais, sur le mode de la contrainte, que par une norme individuelle.

[20] Ce que relève par ailleurs Kelsen, TGN, 115: “L’objet d’une norme (…) est (…) le comportement humain. Car la norme doit être observée et appliquée. Elle peut donc être posée de manière adéquate à la seule condition qu’elle soit adressée à un être qui peut comprendre son contenu et avoir l’intention de se comporter en la respectant (…).” (italiques de Kelsen, emphase finale ajoutée). On ne saurait mieux dire. Voy. aussi TGN, 196, 285, 369.

[21] La prise en compte du point de vue du destinataire n’est pas un choix d’opportunité. La norme est une réalité humaine de part en part. Traiter la norme sans prendre en compte le point de vue de son destinataire relève d’une illusion de pureté théorique qui est une négation de son objet. Il n’y a de norme qu’humaine. Il ne peut donc y avoir de science des normes qui ne prenne scrupuleusement en compte le point de vue du destinataire. Ce qui indique un lien de consubstantialité entre science des normes et anthropologie, comprise comme ensemble de généralisations élémentaires sur la nature humaine, plus exactement sur le comportement humain.

[22] La différence n’est pas de degré, elle est, insistons-y, de nature. Il existe une différence objective — du point de vue de la science des normes — entre une norme dont l’actualisation contraignante est prévisible, donc évitable, et une norme dont l’actualisation contraignante ne l’est pas. La première est comme une clôture électrifiée, la seconde une pique à bestiaux dont le détenteur use à son gré.

[23] Le tyran à mille têtes décrit par Aristote, in Les Politiques, trad. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 1993, 1292a.

[24] Stipulant « Il ne sera pas permis d’établir une loi pour un individu si la même loi ne s’applique pas à tous les Athéniens, sauf si la décision est prise par 6 000 votants dans un scrutin à bulletin secret. », voir Andocide, « Sur les Mystères » , in Discours, trad. G. Dalmeyda, Paris, Les Belles Lettres, 2002, 87.

[25] Kelsen, TGN, 377.

[26] Bien qu’il prenne implicitement en compte le point de vue du destinataire de la norme dans tout un chapelet de notions, réflexions et définitions (voy. par exemple la définition du freie Rechtsfindung, ou système de droit arbitraire, qu’il oppose à l’État de droit constitutionnaliste, TPD, 251, ou la discussion de l’égalité devant la loi, TPD, 146), la négation de ce point de vue, lorsqu’il est discuté en tant que tel, est structurante des Théories de Kelsen. Ainsi de la polémique, dans la TPD, contre les notions de droit subjectif, de sujet de droit et même de personne juridique, toutes englobées dans ce que Kelsen nomme « l’attitude subjectiviste à l’égard du droit », consistant à envisager le droit « du point de vue de l’intérêt des parties » pour déterminer « dans quelle mesure il lui nuit, c’est-à-dire le menace d’un mal ou d’un désavantage. » Revient à la théorie pure du droit, explique Kelsen, de dissoudre ce point de vue idéologique (TPD, 190).

[27] La définition kelsénienne de la généralité en tant que telle n’est pas fausse, même si elle mène, comme on va le voir, à l’effondrement de son système conceptuel.

[28] Si l’on fait droit au tableau de la généralité normative dans la TGN — qui n’est que l’approfondissement analytique du concept de généralité qui sous-tend l’édifice des deux Théories — l’erreur des auteurs qui instituent Kelsen en pourfendeur de l’arbitraire — en quelque sens qu’on prenne ce concept (formel ou matériel) — apparaît nettement. Non seulement le Kelsen des deux Théories n’oppose pas l’arbitraire au droit, encore la norme consacrant le plus pur arbitraire d’une autorité incarne-t-elle la quintessence (i.e., le degré le plus élevé) de la généralité normative. Contra: M. Cau, « Hans Kelsen et la théorie de l’État chez Dante », trad. Pierre Girard, Droit et littérature, 5/2005. Certes, Kelsen avait estimé dans des écrits de jeunesse que l’État de droit s’opposait à l’absolutisme (cf. H. Kelsen, « Rechtsstaat und Staatsrecht », Österreichische Rundschau, vol. XXXVI, 1913), mais dès la TPD et dès lors que la norme la plus générale est précisément celle qui consacre l’arbitraire d’une autorité, cette distinction n’est plus envisageable. Écrire, comme le fait Emmanuel Pasquier, que Kelsen cherche à « conjurer l’arbitraire » est un contresens: E. Pasquier, De Genève à Nuremberg: Carl Schmitt, Hans Kelsen et le Droit international, Paris, Garnier, 2012.

[29] Relevons par exemple que, du point de vue du destinataire de la norme, il n’existe, en termes de marge de manœuvre, aucune différence entre l’ordre adressé par le père à l’un de ses fils, et le même ordre adressé à ses trois fils — cette dernière injonction correspondant au premier degré (le plus faible selon lui) de la généralité kelsénienne.

[30] Dans un ordre de contrainte quelconque, il existe des normes qui ne sont pas directement assorties de contrainte: c’est un truisme que nous ne discutons pas ici ; sur ce point notre accord avec Kelsen est parfait.

[31] Se pose la question du rapport de cet antinome généralité–arbitraire au couple kelsénien normes générales–normes individuelles. Les deux antinomes sont malaisés à combiner, car leurs concepts ne se recoupent pas. S’agissant néanmoins de deux divisions exhaustives qui s’appliquent au même ensemble, leur conjugaison doit être faite. Au rang des normes générales de notre antinome généralité-arbitraire ne figurent guère que les normes générales du quatrième degré kelsénien (du type de l’article 1134 du Code civil). Parmi les normes arbitraires, au sens que nous avons défini, on rangera d’une part les normes faussement générales (du point de vue du destinataire), du type des degrés 5 et 6 de la généralité selon Kelsen, mais encore les normes individuelles qui ne sont pas conformes à une norme générale au sens défini. Notons enfin qu’une norme individuelle n’est pas nécessairement arbitraire, si elle est « sourcée dans » (conforme à) une norme générale au sens défini. Pour envisager, de façon inverse, le croisement des antinomes dans le cadre kelsénien, relevons que les normes générales de Kelsen désignent aussi bien des normes générales que des normes arbitraires dans le sens indiqué, et que les normes individuelles kelséniennes comprennent sans discrimination des normes individuelles sourcées dans des normes générales (au sens de notre antinome) et des normes individuelles qui ne le sont pas.

[32] Non seulement Kelsen reste-t-il en défaut de reconnaître le primat, du point de vue de la théorie du droit, de la généralité normative sur la généralité sémantique, il ne relève pas l’existence de cette dualité de points de vue (quand il traite le sujet en tant que tel). Chez Kelsen, le point de vue sémantique annule le point de vue que nous avons qualifié de « normatif », qu’il refuse de nommer et de distinguer, bien qu’il en fasse un usage implicite répété.

[33] Contra le Kelsen de la TPD, qui considère que le jugement est toujours une norme individuelle: 27, 80, 89, 97, 123, 144, 168, 230, 232, 239, 250. Voir dans le même sens TGN, 36.

[34] D’un strict point de vue sémantique, on peut s’étonner qu’à aucun moment Kelsen ne fasse droit au critère de la permanence dans la définition de la généralité. Supposons deux normes identiques ; la première épuise sa validité une semaine après son édiction, tandis que la seconde persiste sine die. Contestera-t-on que la seconde est plus « générale » que la première? C’est ce que ne peut faire Kelsen car, du fait même de la différence de durée, le nombre de destinataires de certaines normes est plus élevé (critère que Kelsen prend en compte dans sa définition des degrés de la généralité, mais sur un mode exclusivement statique dans le temps, ce que formellement rien ne justifie): ce qui montre le nominalisme d’un débat qui intéresse sans doute la linguistique, mais ne concerne le droit et sa théorie qu’à la marge.

[35] Il avait soutenu le contraire tout au long de la TPD, 82, 95, 238, 267.

[36] Kelsen, TPD, 14.

[37] D’autres auteurs sont notoirement plus réservés, ainsi Kant.

[38] Kelsen, TGN, 541.

[39] Kelsen, TGN, 542.

[40] Ce qui fait logiquement de Kelsen ce que Richard HS Tur appelle un « defeasibilist », « which permits the court to disregard, disapply of defeat an applicable general norm, and (…) to substitute a new individual or general norm of its own devising (…) », in « The Alternative Character of the Legal Norm: Kelsen as Defeasibilist? », Kelsen Revisited, New Essays on the Pure Theory of Law, éd. Luis D. d’Almeida, John Gardner et Leslie Green, Oxford et Portland, Hart, 2013, 258.

[41] Kelsen, TGN, 318.

[42] Kelsen, TGN, 335. Voy. aussi TGN, 320.

[43] Ce que reconnaissait le Kelsen de la TPD, 18. Sur ce point comme d’autres, la TGN marque une radicalisation conceptuelle, plus sophistiquée que féconde, par rapport à la TPD.

[44] « Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était suffisamment vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »: Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Paris, Bachelier, 1814, 2.

[45] Définition de la volonté qui n’est d’ailleurs pas plus satisfaisante au seul niveau de la norme générale (sans considérer la norme individuelle): quel sens y a-t-il à poser, comme le fait Kelsen, que les normes générales, par exemple du droit romain, fruits d’un affinage millénaire par des générations de prudentes, de préteurs puis de fonctionnaires impériaux, jusqu’à la synthèse du Code justinien, sont la signification d’actes de volonté de personnes spécifiques? (voy. par exemple TGN, 401, note 38, qui montre l’ingénuité de la théorie de la volonté de Kelsen).

[46] Même s’il faut saluer la puissance de raisonnement et le caractère à la fois pénétrant et original de la plupart de ses développements, la Théorie générale des normes apparaît, sous cet angle, comme une analytique de définitions initiales particulières, lesquelles semblent procéder d’une soif (illusion) de pureté théorique qui n’est pas sans évoquer à la fois la circonscription aristotélicienne du champ des possibles, et les illusions de la Mathesis universalis de Leibnitz. Cf. la façon dont Kelsen soutient in fine de la TGN que « la décision juridictionnelle n’est pas une inférence logique, mais (…) une fois qu’elle a été prise et que la norme individuelle devient valide, elle est fondée sur la validité de la norme juridique générale à appliquer dans le cas concret. » (page 567). Mesure-t-on le baroque et l’artificialité de cette fondation rétrospective de la validité d’une norme individuelle dans une norme générale dont elle est censée n’avoir pas été déduite?

[47] Ce qui est fictionnel, pour préciser le développement précédent, n’est pas l’hypothèse du législateur en tant que telle: d’une part, c’est une commodité de langage dont il est malaisé de faire l’économie, d’autre part, pour qu’une norme soit norme, il faut une autorité, aussi diverse et décentralisée soit-elle. Le procès en fiction qui est fait à Kelsen porte sur le travail cognitif de l’auteur des normes générales. Lorsque ces normes sont le fruit d’un affinage séculaire, il est inexact de les présenter comme le fruit d’une volonté, fût-elle du législateur: ce législateur est une fiction juridique au sens strict, dénué de volonté au sens que Kelsen donne au terme « volonté ». L’erreur de perspective, de ce point de vue, est à rapprocher de la réduction kelsénienne de la fonction de juger au seul acte de juger, cf. infra.

[48] Toutes opérations parfaitement décrites et circonscrites par Kelsen dans la TPD (voy. not. 238 et les autres références citées supra), avant qu’il ne change d’avis dans la TGN.

[49] Qu’on puisse formuler une norme comme énoncé, sans ambition normative, conditionne l’existence même de la théorie du droit, qui rend compte, sur le mode descriptif, de normes. Voy. TPD, 82: « le Sollen de la proposition juridique n’a pas, comme le Sollen de la norme juridique, un sens prescriptif ; il n’a qu’un sens descriptif. » Ce n’en est pas moins un Sollen!

[50] Kelsen, TGN, 167s.

[51] Kelsen, TGN, 543.

[52] Kelsen, TGN, 548.

[53] Kelsen, TGN, 317. En somme, l’argument de Kelsen se résume à l’impossibilité de déduire de la norme générale jusqu’à la norme individuelle du jugement en tant que telle. Ce qui est formellement exact, au prix d’une simplification de la question, i.e. d’un écrasement du travail cognitif par l’instant normatif. Car si la norme individuelle n’est pas déductible normativement de la norme générale, elle l’est intellectuellement. Ce que du reste Kelsen reconnaissait dans la TPD, 18: « une norme peut être autre chose que la signification d’un acte de volonté ; en tant que donnée significative elle peut aussi être le contenu d’un pur acte de pensée. Certaines normes sont voulues ; d’autres sont simplement pensées, sans être voulues. » Renier cette concession oblige à renoncer à des expressions telles que « appliquer les lois » (dont use abondamment Kelsen), ce qui ferait une étrange théorie du droit. Voy. également TGN, 167, où la concession est implicite: « Quand un certain comportement est objectivement — c’est-à-dire de manière purement cognitive — établi comme étant conforme ou non conforme à une norme présupposée être valide (…) », etc.

[54] Kelsen, TGN, 322, italiques ajoutés.

[55] Cette pierre angulaire de l’acte de juger qu’est, selon Kelsen, la reconnaissance, par le juge, de la norme générale à appliquer, montre qu’il arrive à Kelsen de faire droit, pour les besoins de son exposé, au point de vue du destinataire de la norme.

[56] Quelle différence entre ce système et celui du droit naturel, dans lequel on reconnaît aux juges la possibilité d’écarter une norme positive contraire à la « justice naturelle », et dont Kelsen dénonce, à juste titre, qu’il « ne peut que conduire à l’anarchie la plus totale » (TGN, page 378, voir aussi 159)? Quelle différence entre ce système et celui qui comporterait une norme enjoignant expressément au juge de trancher en fonction de ses convictions politico-morales, système que Kelsen dénonçait dans la TPD comme une « abdication pure et simple du législateur en faveur du juge »? (TPD, 247 ; voir également la polémique contre le système de Roscoe Pound, TGN, 436, note 80). Il serait soutenable que la reconnaissance est plus anarchique encore, puisque n’est stipulé aucun critère, fût-il de justice, fût-il individuel, en vertu duquel le juge serait amené à reconnaître, ou pas, la norme générale applicable.

[57] Le tribunal compétent, précise Kelsen, TGN, 557: on est fondé à se demander si le constat de cette compétence est lui-même le fruit du caprice du tribunal saisi (par hasard?), ou si ce tribunal est compétent par application des règles générales du droit judiciaire.

[58] Par ces mêmes motifs, Kelsen rejette plus généralement l’application des règles de la logique aux normes. Pour les raisons exposées, ce rejet (absent de la TPD) nous paraît contestable ; toutefois, le sujet nous entraînerait au-delà du présent travail.

[59] Au sens de la liberté existentialiste.

[60] Dont il est plaidable qu’elle échappe, de ce fait, au champ d’investigation de la théorie du droit au sens strict.

[61] Kelsen, TPD, 197.

[62] Cfr. les références citées supra.

[63] TP, 39.

[64] Kelsen, TGN, 345s.

[65] Kelsen, TPD, 224s.

[66] Kelsen en affirme nettement la possibilité (TGN, 346), en se revendiquant de l’État idéal de Platon « qui habilite les juges à décider des cas d’espèce, selon leur pouvoir discrétionnaire, sans être liés par des normes générales prédéterminées » — sans être liés par des normes juridiques, mais en l’étant par la considération de l’idée du Bien (un devoir-être), omet de préciser Kelsen (qui use d’ailleurs dans la phrase citée du mot généralité dans un sens expressément inconciliable avec sa définition de la généralité, puisqu’il exclut ici précisément l’arbitraire). Quoi qu’il en soit, il est à noter que Platon lui-même souligne l’impossibilité de cet état idéal, et cela, notons-le, par des motifs proprement normatifs (i.e., relevant d’une théorie du droit respectueuse de son anthropologie): « Car Socrate, comment pourrait-il y avoir quelqu’un qui serait capable, à tout instant de la vie, de venir s’asseoir auprès de chacun pour lui prescrire précisément ce qu’il lui convient de faire? » (Le Politique, 295a et 295b, trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris, Flammarion, 2003). À défaut de ce « dieu parmi les hommes » (303b), il nous faut, conclut Platon, des règles écrites et coutumes ancestrales, intangibles et sans exception (301a): où l’on aura reconnu le concept de la généralité antithétique de l’arbitraire kelsénien.

[67] On serait tenté de répondre en distinguant, comme le fait Kelsen, entre les normes qui habilitent à créer des normes inférieures (par exemple: la constitution habilite le législateur à créer des lois), et les normes qui préjugent du contenu des normes inférieures à créer (par exemple en excluant le critère de la race, ou les limites à la liberté d’expression: ces exemples sont du Kelsen de la TGN). Ces dernières pourraient être parfaitement arbitraires/générales, dans le sens kelsénien, en ne préjugeant aucunement du contenu des normes inférieures, alors que les premières ne le sont pas (c’est le législateur qui crée les lois et lui seul, dans le strict respect des conditions prévues par la constitution). Toutefois, cette distinction n’est pas concluante dans le cas d’espèce. Soit l’ordre normatif considéré prévoit la possibilité de sa propre révision, pouvoir qui échoit en dernière analyse au niveau normatif inférieur dans le schéma considéré de « parfaite » généralité/arbitraire. Soit il n’est pas parfaitement général/arbitraire dans le sens kelsénien.

[68] La circonstance qu’une norme puisse être considérée comme un énoncé conditionne la possibilité d’une théorie quelconque sur le droit, ce que Kelsen souligne dès la Théorie pure, 82s, en distinguant la norme comme « Sollen prescriptif » et l’énoncé sur la norme, qui est un « Sollen descriptif ». (En toute rigueur, l’expression « Sollen descriptif » est une contradiction dans les termes: une normation n’est pas une description mais une normation ; on parlera donc plus volontiers de « description d’un Sollen » que de « Sollen descriptif ».)

[69] Dans le sens  de saisir l’énoncé dans et par un acte de volonté dont la signification est le jugement.

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