Le concept de vérité chez les Grecs

Rappelons l’opposition traditionnelle entre les philosophes, servant la vérité, et les sophistes vulgaires, enseignant l’art de convaincre de tout et rien, pour de l’argent. Cette opposition, dans sa pureté et son fracas, c’est bien entendu à Platon, démiurge de la pensée, que nous la devons. Platon n’eut de cesse, dans ses dialogues, de ferrailler contre des sophistes, s’incarnant au fil des pages dans les personnages de Protagoras, Gorgias ou Calliclès.
Platon

Platon

Le concept de vérité chez les Grecs oblige à mentionner d’abord la figure immense de Platon. Platon occupe cette position — par définition unique dans l’histoire de la philosophie occidentale — d’en être le fondateur. Il existe bien des fragments, parfois importants, de penseurs « pré-socratiques ». D’autres philosophes, antérieurs ou contemporains à Platon, sont en droit de prétendre à des infra-paginales sous le Politique ou le Banquet. Mais le geste fondateur de la philosophie occidentale, revient bel et bien à Platon.

Esprit génial, fécond, combattif et autoritaire, Platon a légué à la pensée occidentale son alphabet, sa structure — et quelques persistants malentendus.

Philosophes contre Sophistes

Rappelons l’opposition traditionnelle entre les philosophes, servant la vérité, et les sophistes vulgaires, enseignant l’art de convaincre de tout et rien, pour de l’argent (horreur ! songe l’universitaire pourtant rémunéré par le contribuable ;)).

Cette opposition, dans sa pureté et son fracas, c’est bien entendu à Platon, démiurge de la pensée, que nous la devons. Platon n’eut de cesse, dans ses « dialogues », de ferrailler contre des sophistes, s’incarnant au fil des pages dans les personnages de Protagoras, Gorgias ou Calliclès.

Platon-la-Vérité pure et désintéressée contre les sophistes, mercenaires du savoir : telle est la scène inaugurale de la pensée occidentale, et du concept de vérité chez les Grecs.

Trois critiques de Platon

Trois motifs obligent à questionner la pertinence de cette opposition.

Les dialogues de Platon s’offrent comme autant de dialogues, contrastant avec le mode d’argumentation sophistique, qui est celui du plaidoyer, de l’oraison, de la déclamation. Bref, la tirade, visant à emporter la conviction de l’interlocuteur par une sorte d’éblouissement rhétorique.

1/ Des caricatures de sophistes

Cependant, les dialogues de Platon ne sont jamais qu’avec lui-même. Platon ne prétend pas rendre compte de dialogues réels, qui se seraient tenus dans le péristyle de son école ou sur la place publique. Il s’agit bel et bien, exclusivement, de « dialogues » de Platon avec Platon — c’est-à-dire autant de monologues.

À défaut de dialogues réels, Platon ne s’efforce-t-il pas de reproduire la pensée de ses « contradicteurs » ?

La figure archétypale du Sophiste, dans les dialogues platoniciens, est Calliclès, synthèse de la pensée sophistique. Calliclès n’a jamais existé ; il est un pur produit de l’imagination de Platon. Surtout, Calliclès soutient une définition de la vérité si caricaturale — comme raison du plus fort, physiquement ! — qu’il ne s’est jamais trouvé aucun sophiste réel pour défendre ce borborygme. Cette réduction de la vérité au pur arbitraire. Qu’un enfant de 12 ans le réfuterait sans avoir besoin d’en passer par des centaines de pages d’un « dialogue » (Gorgias).

Formellement aimable, ouverte, agréable et tolérante, la structure des « dialogues » platoniciens apparaît comme simple choix stylistique. Qui ne renseigne en rien sur la substance de la démarche platonicienne.

2/ Une conception absolutiste de la vérité

Second motif de questionner les dialogues platoniciens, le concept de la vérité dont ils procèdent. Il n’y a guère de vérité, selon Platon, seulement la Vérité. Que des esprits éclairés — généralement, le sien — doivent abstraire de la glèbe de l’opinion, des superstitions et des « sophismes ».

Platon oppose expressément son concept de la Vérité au « relativisme » dont il taxe les Sophistes. Ainsi Protagoras, déjà cité, selon lequel l’homme est la mesure de toutes choses.

Toutefois, le concept platonicien paraît non seulement objectiviste — il existe une vérité objective par delà les émotions et superstitions — mais maximaliste. Voire « impérialiste », en cela que Platon identifie le vrai, au beau et au bien. Ce qui est vrai est beau ; ce qui est faux ne peut pas être beau. Ce qui est beau doit être vrai et juste et il ne peut en aller autrement.

Ainsi Platon prétend-t-il enchâsser dans ses monologues autant de joyaux éternels et universels. Ce sont les Idées — et non de vulgaires idées subjectives — du Vrai, du Beau et du Bien. Ambitieux projet !

Nul ne s’aventurerait, de nos jours, à soutenir une thèse aussi maximaliste ; surtout, aussi aisément réfutable.

Non seulement le Beau et le Vrai ne sont-ils en rien « co-extensifs » — identifiables — encore les deux notions sont-elles étrangères, hétérogènes l’une à l’autre. Qui se risquerait à qualifier la beauté d’une sculpture, d’un tableau, d’un visage ou d’un paysage de vraie ? Certes, on peut trouver « belle » la force d’une démonstration. Les ensembles Beau et Vrai partagent une intersection ; mais leurs essences sont aussi étrangères l’une à l’autre qu’un coucher de soleil flamboyant l’est à la vérité comptable ou judiciaire.

3/ Des vérités très situées

Enfin, quelles sont ces vérités que Platon prétend dévoiler ? Le concept de vérité chez les Grecs mérite quelques précisions ! Combien de ces vérités seraient-elles taxées de vraies, de nos jours ? Les dieux grecs, des vérités ? L’identification du vrai et du beau — et du juste — une vérité ? La supériorité intrinsèque d’une régime oligarchique sur la démocratie, vérité ou opinion ? La nécessité d’enlever les enfants à leurs parents pour les confier aux bons soins du gouvernement, vérité ? L’esclavage est-il vrai, beau, bon et juste ?

La vérité platonicienne paraît aussi naïve en concept, que fausse et terriblement « située » dans ses dérivations concrètes.

L’intégralité de l’œuvre et de la démarche platonicienne apparaissent ainsi comme une entreprise de persuasion au service d’une vision du monde tout ce qu’il y a d’idiosyncratique. Une Weltanschauung se parant, par mille artifices rhétoriques, des atours de la Vérité universelle pour mieux convaincre ses interlocuteurs.

Platon sophiste ?

Soit la définition platonicienne de la Sophistique.

Gardons-nous, pour autant, d’inverser les termes de l’opposition, en instituant les Sophistes en détenteurs de la « vérité vraie », contre le plus habile artificier rhétorique de tous les temps : Platon.

Cette inversion, que pratiquait constamment sur tous les sujets un Friedrich Nietzsche, serait trop facile — puérile, en vérité. Car, de quels sophistes parle-t-on ? Les « sophistes » méritent-ils d’être catégorisés comme tels ?

Dans l’immédiat, retenons que cette vérité dont il s’agit de persuader notre interlocuteur  mérite une définition plus riche, et nuancée, que la sorte de caricature mathématique qu’en offre Platon et, avec lui, la majeure partie de la tradition occidentale.

Et si les sophistes avaient raison?

Du constat de la nature sophistique — au sens de la définition qu’en donne Platon — des dialogues platoniciens et de la fausseté manifeste du concept « idéel » de vérité, il est tentant d’envisager une inversion « nietzschéenne » des termes en présence : et si les Sophistes avaient raison ? Et si le concept sophistique de la vérité était plus vérace en effet que celui des platoniciens ?

L’apport des post-modernes

Ce projet, les penseurs « post-modernes » — Jacques Derrida, Michel Foucault — l’ont conduit de façon méthodique, aboutie, cohérente et rationnelle.

Avec brio, ces auteurs ont montré que la prétention à la vérité universelle, intangible dans le temps et l’espace, est une imposture, et d’exiger en conséquence la « déconstruction » des traditions, philosophies, pratiques, pensées et institutions qui prétendent procéder d’une vision objectivante de la vérité, du beau ou du bien.

Il y a de la cohérence dans cette démarche. On est tenté d’y lire, en effet, la renaissance d’une démarche sophistique au meilleur sens critique et sceptique du terme.

Toutefois, quel est le concept de la sophistique dont procèdent les post-modernes ? Est-ce le concept critique, riche et chamarré d’un Protagoras et d’un Prodicos ?

Des penseurs soutiennent que la catégorie « les sophistes » n’existe pas. Que l’idée qu’il existerait une famille de pensée sophistique est une imposture platonicienne. Cette polémique contre Platon est excessive. La catégorie des sophistes est légitime, rationnelle et fondée, de deux façons. D’abord, les sophistes s’opposent en effet à Platon, qui prétend réfuter et dépasser tout qui le précède. De ce point de vue, la catégorie des sophistes est simplement commode, et conforme à l’acceptation de la tradition. Surtout, si les sophistes divergent en effet sur le fond — ne serait-ce que par leurs objets d’étude : le langage pour l’un, le gouvernement de la cité pour un autre, le vrai pour un troisième — ils se rejoignent dans une même vision critique, pragmatique, empirique du réel, tout empreinte d’humilité épistémologique. Le concept de vérité chez les Grecs, et les sophistes en particulier, mérite assurément mieux que la caricature qu’en offre Platon !

Réinvention de la caricature platonicienne des sophistes

Est-ce ce concept sophistique dont procèdent les post-modernes ? En aucune façon, quoi qu’ils en aient. En réalité, quand les post-modernes s’appuient sur la vision sophistique du réel, c’est la caricature platonicienne des sophistes qui surgit, encore et toujours, celle d’une vision purement relativiste du réel.

Les post-modernes sont des réinventeurs du relativisme, selon lequel il n’existe aucune vérité, seulement des opinions. Dans cette conception, c’est l’idée même du « réel » — comme réalité indépendante du discours — qui se trouve récusée, moquée, ridiculisée.

En conclusion, la prétention de Platon à incarner la vérité contre le relativisme intéressé des sophistes ne paraît nullement fondée. Et les sophistes méritent mieux que la caricature qu’en font aussi bien Platon que les post-modernes!

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