L’art de la persuasion

Ce dialogue 'grec' transposé dans des conditions modernes est une réflexion sur l'art de la persuasion. L'art de la persuasion s'exerce-t-il de la même façon, selon que l'on tient compte du réel, ou non ? Platon & Protagoras dialoguent dans la 'Trump Tower'!
'Les mots on un pouvoir' sur fond de tableau

Protagoras, professionnel réputé dans l’art de la persuasion, possède un cabinet au 37ème étage de la « Trump Tower » qui, à Manhattan, jouxte le Pierre et Central Park. Son rendez-vous — Platon — souhaite le consulter « de toute urgence » sur un problème « de première importance ».

Platon sort de l’ascenseur

Mais, déjà, Platon s’avance au sortir de l’ascenseur.

—Je vous salue, Platon !

—Protagoras !

Le vaste bureau de Protagoras fait face à la baie vitrée ; il est baigné, en cette fin de journée, d’un chatoyant miroitement orangé qui donne à la vaste table de travail des reflets mordorés. Protagoras laisse à son client le choix de prendre place face ou dos au soleil ; souvent, les gens nerveux s’irritent de la lumière rasante. Or, Platon semble agité.

—Vous avez souhaité me consulter ?

—En effet !

Prenant son courage à deux mains, Platon :

—La situation devient insupportable !

—Pourriez-vous m’en dire davantage ?

Le problème

—La fausseté, Protagoras ! Le mensonge, l’illusion, les fantasmes, la négation du réel ; le rejet de la vraie réalité, pourtant aussi aveuglante que ce soleil crépusculaire ! Le mensonge étend partout sa mantelure sordide ; plus rien ne semble l’arrêter… Qui se dressera sur sa route ? Qui redressera les fausses conceptions de nos contemporains ?

—La fausseté progresse ?

—Mais elle est partout ! Ne le voyez-vous pas ? On prostitue le noble art de la persuasion !

—Je lis les journaux, qui se soucient davantage de politique partisane, que de vérité. Les réseaux sociaux sont, e­n effet, constellés de vérités officielles et changeantes.

—On serait bien en peine d’identifier ne serait-ce qu’un résidu de pensée objective ! Qui s’embarrasse de vérité, de beauté…. de l’intérêt général !

—Qu’attendez-vous de moi ?

—On vous a fait la réputation d’un professionnel à l’écoute, formé à l’art de la persuasion. Je souhaite que vous m’aidiez à forger une définition objective de la vérité, pour mieux combattre la conception sophistique.

Y a-t-il une réalité objective ?

Protagoras n’a pas quitté Platon des yeux. Il opine, sans excès, face à un discours certes excessif, mais qui n’est dénué ni de logique, ni de sincérité.

—Pourriez-vous préciser ce que vous entendez exactement par « conception sophistique de la vérité » ?

—Mais, … (Platon hésite un instant face à l’ampleur de la tâche). Commençons par le début : ces sophistes se font payer ! Publicitaires, conseillers en communication, « copywriters », … Ils se font payer ! Vous m’entendez, payer ! Ils pourchassent les nantis, pour leur vendre leurs services. Cette prostitution du savoir ne vous est-elle pas odieuse ?

—Fréquentez-vous quelques-uns de ces sophistes, Platon ?

—Je ne peux pas donner une conférence sans qu’ils ne viennent me tarauder de questions sur ma conception soi-disant « absolutiste » de la vérité !

Les sophistes

—Si je puis me permettre, Platon, comment assurez-vous votre subsistance ?

—Je suis issu de l’une des plus anciennes familles du Nord-Est. Je n’ai pas à me soucier de ma subsistance. Mon « business », ce sont les idées.

—Ces « sophistes » sont-ils, en règle, plus jeunes que vous ?

—Plutôt jeunes.

­—La plupart ne jouissent donc, contrairement à vous, d’aucune fortune ?

—On peut en formuler l’hypothèse.

—Chacun ne doit-il pas gagner sa pitance ?

—Je n’en disconviens pas. Où voulez-vous en venir ? Je ne leur reproche pas de gagner leur « pitance », comme vous dites. Mais de prostituer leur savoir !

—N’est-il pas naturel que chacun fasse son pain en usant de la compétence qui est la sienne, plutôt que celle de son voisin ?

—Le moyen de faire autrement !

—Mais alors, si vos sophistes possèdent en effet un savoir, comme vous le signalez, est-il surprenant qu’ils en offrent le service ?

—Sophisme ! Ce n’est pas le fait d’assurer leur subsistance que je leur reproche. Mais de vendre leur technique à des clients qui n’hésitent pas à la mettre au service du mensonge !

—Ma mère est-elle comptable de l’usage que je fais du langage qu’elle m’a enseigné ?

Platon, interloqué :

—Que me parlez-vous de votre mère ?! Bien sûr qu’elle n’est pas responsable de l’usage — d’ailleurs déplorable ! — que vous faites du langage qu’elle vous a enseigné !

—Tiendra-t-on rigueur au sophiste des usages qui sont faits de la technique qu’il enseigne ? Par les mêmes motifs, Platon ?

Comme Platon marque un temps d’arrêt, Protagoras contemple son beau et noble visage. Platon semble gagner en concentration intellectuelle ce qu’il a perdu en nervosité. Protagoras reprend :

—Si vous le permettez, Platon, je vous propose d’en venir au fond : l’étrange conception de la vérité que se font en effet ces sophistes.

L’homme mesure de toutes choses

—Enfin !

—Quel est le concept sophistique de la vérité ?

Platon réfléchit un instant, puis :

—L’un d’eux, dont le nom m’échappe, eut cette horrible formule « L’homme est la mesure de toutes choses, pour celles qui sont, de leur existence, pour celles qui ne sont pas, de leur non-existence. » Voilà qui résume toute l’affaire, et qui dévoile l’effroyable relativisme de la sophistique, ce dévoiement du bel art de la persuasion !

—Comment interprétez-vous cette sentence ?

—N’est-elle pas limpide ? Rien n’existe, sans l’aval d’un jugement individuel. L’homme décide de l’existence de toutes choses — littéralement, il décrète l’existence ! — et de la non-existence de ce qui lui déplaît. Quelle épouvantable bouffonnerie hybristique !

—Énoncée en ces termes, cette sentence paraît en effet cocasse.

—Nous sommes donc en accord !

—Toutefois, Platon, n’est-il pas envisageable d’interpréter cette sentence d’une autre façon, plus… mesurée, dirais-je ?

—Les termes sont clairs ! Seriez-vous relativiste, Protagoras ?

Le problème du relativisme

—Le dieu du ciel m’en préserve !

—Je vous écoute !

—Eh bien — ce n’est qu’une hypothèse — que pensez-vous de cette observation : l’homme, est-il dit, est la mesure de toute chose.

—Et ?

—Mesure, et non auteur.

—Je ne vous suis pas.

—Si l’auteur de cette sentence avait souhaité exprimer une thèse aussi parfaitement relativiste que vous le supposez, pourquoi user du mot mesure — qui paraît en quelque façon second par rapport à une réalité préexistante — et non d’un mot tel « auteur », « créateur », voire « démiurge » ? Dira-t-on d’un démiurge qu’il est la « mesure » du monde, ou qu’il en est le créateur ?

—À nouveau, je ne vous entends pas. Vous m’évoquez ces ratiocinateurs que moque Aristophane dans les Nuées ! Du reste, ne voyez-vous pas que la sentence poursuit « L’homme est la mesure de toutes choses, pour celles qui sont, de leur existence, … » On ne saurait mieux exprimer l’idée que l’homme — l’individu ! — décide de l’existence des choses, et non seulement de leur mesure !

Les deux composantes de la réalité

—Ce nonobstant, le mot mesure est premier, sur la forme comme en substance.

—Expliquez-vous.

—Eh bien, si je dis « L’homme est la mesure de toutes choses, pour celles qui sont, de leur existence, … », je signifie que pour les choses existantes, l’homme en est la mesure. La mesure, et non l’auteur, le décideur, l’inventeur. Pour dire le vrai, je n’aperçois qu’un humble arpenteur dans cette phrase, Platon, aucun démiurge.

Platon, songeur :

—Je comprends et respecte votre logique, car elle se fonde sur des éléments objectifs. Mais vous n’emportez pas ma conviction. Tout cela me paraît du brouillard sophistique !

À aucun moment, Protagoras n’a cessé de contempler le visage de son interlocuteur. Étrange dynamique que l’art de la persuasion, songe-t-il. Il est intéressé par la mécanique intellectuelle qui se dévoile face à lui, enchâssement fragile et particulier de raison et d’émotions.

Se redressant, Platon :

—Eh bien, mon cher Protagoras, à mon tour de vous questionner.

—Je vous en prie !

—Me voici, face à vous. Diriez-vous que mon existence, à moi, Platon, dépend de votre jugement ? Qu’avant d’entrer dans votre bureau, je n’existais pas, et que je cesserai d’être sitôt sorti de l’atrium de cet imposant immeuble ?

—Pour sûr, je ne m’aventurerai pas à soutenir une thèse aussi burlesque !

La composante objective

Platon, triomphant :

—Ce qui vous montre, mon cher Protagoras, que vous n’êtes en rien la mesure de mon existence. Votre art de la persuasion ne m’impressionne pas. Mon existence, fait objectif, échappe entière à votre jugement. Cette prétention d’être la « mesure » d’une réalité que nous ne maîtrisons pas n’est qu’un vulgaire sophisme ! La réalité n’est pas arbitraire !

—Admirable raisonnement.

De satisfaction, Platon se lisse silencieusement la barbe. Il songe à la supériorité intrinsèque de son être qui ne saurait en aucune façon dépendre du jugement d’une créature inférieure.

—Toutefois, …

—Vos « toutefois » mettent mes nerfs à rude épreuve, Protagoras. Quel sens y a-t-il à concéder l’argument, si c’est pour vous rétracter dans l’instant ?

—Je ne rétracte rien. J’apporte seulement une précision.

—Puisqu’il le faut !

—Même si je me range à votre éclairante démonstration, le terme existence reste polysémique.

—Je ne vois pas en quoi l’existence serait polysémique. Ce qui est existe, ce qui n’est pas, n’existe pas. Relisez Parménide !

—Rappelez-vous quand vous avez pénétré dans ce bureau. Je vous ai laissé choisir de siéger face ou dos au soleil.

—En effet.

—Vous choisîtes de laisser la flamme céleste dans votre dos.

—C’est exact.

—Pourquoi ?

—Parce que je ne supporte pas le soleil dans les yeux !

La composante subjective

—Décririez-vous cette gêne comme réelle ?

—À n’en pas douter : mes yeux s’irritent, deviennent rouges, me démangent, ensuite je pleure !

Protagoras marque une pause ; ensuite :

—Il ne vous aura pas échappé que je me situe face au soleil.

—Sans doute vos yeux sont-ils moins sensibles que les miens !

—D’accord.

—Mais je devine, Protagoras, qu’un « toutefois » se profile à l’horizon de votre lénifiant discours !

—Le « toutefois », vous venez de l’exprimer, par le constat que l’embrasement du soleil à l’horizon vous aveugle, alors qu’il m’indiffère.

—N’en reste pas moins que ma gêne est réelle, elle existe !

—Mon absence d’aucune gêne est tout aussi réelle ; dans mon cas, cette gêne n’existe pas !

—Oh, pitié, Protagoras, ne me dites pas que vous égalisez sensation et science ! La sensation n’est pas la science !

—Ai-je exprimé pareille prétention ? N’importe-t-il pas, quand nous interrogeons une thèse, de ne pas lui coudre une portée qui n’est pas la sienne ? « La sensation est la science » me paraît une idée bien sotte, en vérité !

—Ne disiez-vous pas, à l’instant… ?

—Que votre gêne est réelle et que mon absence de gêne ne l’est pas moins. Nous inventerons-nous des désaccords ?

Consterné, Platon :

—Nous voilà sophistes et relativistes ! Quelle catastrophe ! C’était bien la peine de venir consulter « le philosophe de la Trump tower, si c’était pour ajouter au malheur du monde !

—N’y a-t-il pas une réalité qui, par delà votre gêne et mon absence de gêne, en quelque façon les transcende ? Une vérité qui s’impose, indépendamment de vous et moi ?

Du soleil dans les yeux

—Je considère pour ma part que c’est dans le secret de mon âme, que je suis le mieux à même de contempler la vérité des choses. En effet, je tiens que mon âme, avant de s’unir à mon corps, baignait dans le monde des essences et qu’en concentrant les puissances de mon esprit, il m’appartient d’en reconstruire le souvenir.

—N’y a-t-il pas une sorte de paradoxe, Platon, à chercher dans votre subjectivité l’essence de cette vérité dont vous contestez à chacun d’en être la mesure ?

—Que proposez-vous ?

—Mais, pardi ! Le soleil ! Le soleil est ; et se moque pas mal de la gêne qu’il nous occasionne !

—Mais alors… Où est la vérité, en fin de compte, Protagoras ?

—Vous avez raison : il est temps de synthétiser notre échange. M’y risquerai-je ?

—Faites donc !

— N’hésitez pas à me corriger. Nous avons montré que, dans la recherche de la vérité, deux thèses doivent être écartées. La première est la thèse relativiste, selon laquelle n’existent que des vérités individuelles, et rien par delà les jugements et opinions de chacun. Cette thèse, qu’on pourrait nommer de l’individu comme loi vivante de l’Univers, est fausse, intenable en pratique. Sommes-nous d’accord ?

—Entièrement ! C’est l’interprétation que je proposais de la maxime sophistique. Interprétée de la sorte, cette maxime est aussi fausse que possible !

—Mêmement, nous écartons la thèse objectiviste, selon laquelle la vérité est une, entière, intangible et extérieure à l’homme. Nous avons montré, par l’exemple du soleil, que cette prétention d’un Univers déshumanisé est aussi excessive que la précédente. Toujours d’accord ?

En conclusion

—Votre illustration par le soleil m’oblige à reconnaître la composante individuelle de la vérité. Toutefois — voilà que je parle comme vous ! — il nous manque une définition générale de la vérité !

—C’est une question que je me suis souvent posée, Platon. Qu’est-ce que la vérité ? Je vous confesse que je suis incapable d’y répondre.

—Comment ? Nous devrions nous satisfaire d’une définition à peine esquissée, et seulement par le rejet de ce qu’elle n’est pas ? Curieuse conception de l’art de la persuasion !

Platon et Protagoras conviennent de se revoir.

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